vendredi 30 avril 2021

Le jeu (de rôle) comme outil d'apprentissage


De l'Homo Ludens à...

Ergastulis & Dracones


   Je voue une véritable passion pour le jeu, sous quelle que forme que ce soit (sauf ceux qui impliquent de l'argent). Il faut dire que c'est un élément du patrimoine génétique de la famille ; tout le monde joue et à tout. Adolescent, en pleine construction et avec la découverte des wargames et de Dungeons & Dragons, je me suis « spécialisé » dans ces jeux par goût mais aussi parce qu'ils me permettaient de me sentir « différent ». Puis, la vie (estudiantine, professionnelle, parentale) m'a amené à réfléchir autrement sur la fonction du jeu ; ne pas/plus y voir uniquement un divertissement, mais plutôt quelque chose d'essentiel dans le développement humain, que ce soit en terme de sociabilisation, d'apprentissage de la règle (celle qui régit une société tout comme un jeu), de construction de soi etc. Durant toutes ces années (cela fait maintenant un peu plus de quarante ans !) de pratique du jeu de rôle, j'ai pu me poser comme simple observateur de l'exercice ou bien comme artisan de sa réalisation (joueur ou D.M.). Aujourd'hui, avec un peu de recul, je peux essayer de faire un petit bilan de mes réflexions.

« Les jeux d'enfants », peinture de Brueghel l'Ancien, 1560.

La peur de l'inconnu...


   Avant de pouvoir élaborer une pensée cohérente sur le sujet, il me faut faire un petit rappel de faits néfastes pour la communauté rôliste. A l'origine, le jeu de rôle s'est trouvé noyé dans son ferment ludique, les wargamers (ici). Le temps nécessaire pour sa maturité ne lui a pas permis, immédiatement, d'apparaître sur les radars sociaux et médiatiques grand public. Cette relative confidentialité lui a accordé une période de consolidation dans son développement et ce n'est donc qu'en 1974 que la première publication officielle et publique verra le jour. Mais vu les tirages (quelques milliers) et l'aspect de nouveauté, Dungeons & Dragons a encore bénéficié d'un répit avant de connaître une gloire méritée entre 1976 et 1982. Cet accroissement rapide - que ce soit en nombre de pratiquants et en termes pécuniaires - va attirer indéniablement le regard de la société sur ce « nouveau » passe-temps. Le déclencheur sera l'affaire James Dallas EGBERT III, ce jeune étudiant, amateur de jeu de rôle, qui disparaîtra dans les sous-sols de la Michigan State University en 1979. Dès lors, et jusqu'au milieu des années '80, une partie de la société états-unienne n'aura de cesse de s'attaquer à Dungeons & Dragons, T.S.R. et à l'image que peu renvoyer le jeu de rôle aux yeux de cet échantillon de population d'une manière générale (je vous recommande chaudement la lecture de Dangerous Games de Joseph P. LAYCOCK, publié en 2015). Ce début de la décennie 1980 accouchera du B.A.D.D., de Dark Dungeons et du film Mazes and Monsters entre autres... Ce conglomérat bien-pensant, hypocrite et imprégné de bigoterie, voyant une partie de ses enfants lui échapper en pratiquant un jeu d'un genre nouveau (donc inconnu) et craignant de perdre le contrôle de sa progéniture, va alors entamer cette croisade stérile.

Un exemple d'attaque contre Dungeons & Dragons par l'intermédiaire des médias.

   Nous sommes au début des années '80 et pour nous, Français, cela nous reste relativement inconnu. Il est vrai que l'accès aux médias états-uniens n'est pas aussi aisé qu'aujourd'hui. Mais la bêtise ne reconnaissant pas les frontières, nous ne serons pas épargnés et nous aurons notre propre déferlement de stupidités à l'encontre du jeu de rôle, avec une dizaine d'année de décalage. Cela débutera en 1990 avec l'affaire de Carpentras et se poursuivra jusqu'en 1994-1995 avec quelques émissions de télévision destinées au grand public. Le jeu de rôle aura donc eu des débuts un peu houleux ; non pas qu'il soit complètement accepté de nos jours (il y a bien encore, çà et là, quelques actions à son encontre, principalement encore aux U.S.A.), mais en tout cas, il affiche une forte tendance à la popularité, voire même une reconnaissance dans la Cool Attitude. A tel point que le 8 juillet 2020, la radio du service public France Inter lui accorde presque une heure d'émission (ici) ! Et je ne parle même pas des chaînes sur internet qui diffusent des parties...

Les fondements


   Mais pourquoi ai-je évoqué ces faits ? Quel rapport cela peut-il avoir avec l'intitulé de ce billet ? Eh bien justement, c'est parce que le jeu de rôle semble beaucoup plus admis dans nos sociétés qu'il est, aujourd'hui, l'objet d'étude et de réflexion d'universitaires et de professionnels. Deux auteurs en particulier vont être à l'origine de ma réflexion. Le premier, je l'ai « croisé » durant mes études. Il s'agit de Johan HUIZINGA, historien néerlandais spécialisé dans l'histoire culturelle et auteur du fameux Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (publié en 1938). Il sera un des pionniers de cette réflexion sociale sur l'importance du jeu dans la construction de l'Homme, allant jusqu'à dire que « le jeu est une tâche sérieuse » - je ne peux, d'ailleurs, m'empêcher de vous lancer un petit clin d'oeil humoristique (ici). Le deuxième est un littéraire nourri de sociologie, Roger CAILLOIS, qui en 1958 va dresser une typologie du jeu dont vous pouvez trouver un résumé sur internet (ici).

Un schéma pouvant accompagner la synthèse référencée ci-dessus. 

Ces travaux vont être à l'origine d'une observation plus élargie qui se verra grandir en sociologie dont on peut avoir un aperçu dans Jeux de rôle. Les forges de la fiction (Olivier CAÏRA - 2007) et Le jeu de rôle sur table, un laboratoire de l'imaginaire (sous la direction de Danièle ANDRE et Alban QUADRAT - 2019). En parallèle, en psychiatrie et psychologie, Serge TISSERON propose de développer le jeu de rôle à l'école maternelle pour de multiples raisons dont nous pouvons avoir un aperçu abrégé dans une petite vidéo (ici). Ces recherches sont à l'initiative d'un lent revirement de situation quant au regard porté par notre société sur les jeux de rôle depuis les années 1990. Elles peuvent aussi en être l'aboutissement car, aujourd'hui, les sciences amènent à réfléchir sur l'impact important du jeu dans la formation des futurs individus qui constitueront les sociétés de demain. Avec cet exemple français, nous pouvons voir l'évolution de la pensée à l'encontre du jeu de rôle.

De la diabolisation à la bienveillance utile aux U.S.A.


   La réflexion axée sur le jeu de rôle que nous avons pu constater en France n'est pas unique ; aux Etats-Unis aussi, une évolution de la pensée a été menée. Il est à noter que les joueurs - qui n'étaient encore que des adolescents dans les années '80 - ont vieilli et qu'ils peuvent, aujourd'hui, être à des postes clef permettant de présenter ce hobby sous un angle différent. J'ai évoqué plus haut l'idée de la Cool Attitude ; il n'est pas rare de voir des vedettes s'afficher comme, et revendiquer être, des joueurs passionnés de jeu de rôle. Mais dans une démarche toujours de théorisation et de soin apporté à l'image de cette activité ludique, on observe aussi, outre Atlantique, une méthode professionnelle permettant de faire réfléchir quant à ce loisir. Dans un article publié le 8 octobre 2018 (ici), un constat récurrent apparaît : la jeunesse d'aujourd'hui est littéralement obsédée (possédée ?!?) par les écrans et perd, petit à petit, le goût et la capacité de lire. Ce bilan est attesté par les parents et les enseignants, d'une manière générale. Le professeur Ian SLATER (de la York University, à Toronto) n'hésite pas dire que « D&D est une voie d'accès à l'addiction à la lecture » et que les enfants qui se mettent à lire avec avidité les bouquins de règles finissent par développer une appétence pour cette activité, bien au-delà du jeu. Ian SLATER a commencé à jouer à l'âge de 10 ans et a été un des membres du comité de rédaction du magazine Oldschool en ligne, dédié notamment à AD&D& Magazine (ici) ainsi qu'un des contributeurs réguliers sur le forum de Dragonsfoot (ici). A noter aussi qu'il n'a jamais cessé de jouer (à quelques rares occasions près). Le jeu de rôle peut donc, dans un premier temps, mener au goût pour lecture et, pour cela, certaines écoles états-uniennes se servent du jeu de rôle comme d'un outil pédagogique.

Chez les plus jeunes...

L'utilisation du jeu comme moyen d'apprentissage et de création d'un réseau de sociabilisation peut se faire dès l'école primaire. Mais il est aussi tout à fait possible de pousser davantage le travail de transmission de savoirs et de développement de compétences. La motivation générée chez les adolescents, parce qu'ils rêvent tous d'un personnage héroïque, les incite à dévorer les livres de règles afin de donner plus de corps à l'aventurier qu'ils sont en train de créer et de faire vivre. Ceci peut se poursuivre au collège et au lycée.

Des collégiens.

Ceci permet aussi des interactions positives entre les participants/joueurs en favorisant les échanges comparatifs et en induisant la nécessité d'explications et de justifications sur des choix faits par chacun. De la sorte, l'oralité est aussi travaillée puisqu'il faudra réussir à expliquer, avec le plus de justesse possible, des sélections tout en argumentant le fait d'avoir opté pour telle ou telle sélection. Par ailleurs, ceci peut aussi amener à une discussion très nourrie soit sur la compréhension et l'application de règles, soit sur des intérêts plus personnels, permettant à l'adolescent de se construire et de s'affirmer face à ses pairs.

Vers la « fin » du collège ou le tout début du lycée...

Dans l'image ci-dessus, nous pouvons imaginer l'exercice de la description par le D.M. ou bien la construction/rédaction d'une aventure avec le travail de l'imaginaire que cela implique tout en gardant une cohérence dans l'histoire. Si l'on considère le suivi d'élèves ayant pratiqué cette activité depuis l'école primaire, il est fort à parier qu'ils auront acquis un panel de vocabulaire étendu ainsi qu'une aisance en lecture et expression orale (y compris en groupe) ; sans oublier les capacités d'écoute et d'attention qui auront aussi bénéficié d'un développement accru. Au lycée, certains enseignants utilisent le jeu de rôle pour mieux immerger leurs élèves, notamment dans le travail de la littérature en abordant Beowulf par exemple.

Travail sur Beowulf au lycée...

Nous avons aussi ce type d'exercice dans certains cours à l'université, toujours avec l'objectif de travailler l'oralité. Le Professeur Ian SLATER a même créé et développé sa propre entreprise (au nom évocateur, Black Dragon !) liée à des activités de développement axées autour du jeu de rôle (ici). Il propose des sessions réservées aux enfants, des séjours de vacances ludiques pour adolescents et adultes, des séminaires pour les entreprises etc. On constate que, désormais, le jeu de rôle est reconnu comme ayant des vertus pouvant aider au développement des individus ; nous nous sommes donc éloignés de la période sombre au cours de laquelle D&D était honni ! Il est même accepté, dorénavant, de vivre de ce hobby.

Une expérience limitée


   Pour ma part, étant enseignant dans le secondaire (en collège), j'ai pu expérimenter de manière empirique une observation de ce type sur une période de cinq ans, puisque j'ai pu poursuivre la campagne entamée avec les mêmes élèves durant leurs premières années de lycée (jusqu'en Première). L'idée avait été de proposer une activité durant la pause médiane ; certains collègues étaient volontaires pour des jeux de plateau ou autres, tandis que je m'étais engouffré sur le créneau du jeu de rôle. Afin que cela soit plus facilement accepté par ma hiérarchie, j'avais fait le choix de démarrer avec le jeu Mazes & Minotaurs (ici), jeu en anglais certes - c'était aussi un argument vis-à-vis des langues vivantes -, mais gratuit. Le thème, la Grèce antique, collait également au programme d'élèves de 6°, niveau avec lequel j'allais entamer cette activité ; ceci me permettait de pouvoir rattacher çà à une approche plus historique avec des créatures qui pouvaient être plus « passe-partout » puisque incluses dans la mythologie et l'imaginaire collectif. Durant les années qui suivirent, je basculais sur Dungeons & Dragons, profitant du thème médiéval... Victime de son succès lors de la présentation à mes deux classes de 6°, je fus obligé d'opérer une sélection par le biais d'une sorte de lettre de motivation. Et bien je peux affirmer que lorsqu'un jeune adolescent de 10/11 ans souhaite ardemment intégrer une activité, il est capable de prouesses que l'on ne soupçonne pas nécessairement ! J'ai eu droit à une carte au trésor ayant pour thème « l'aventure » ! C'était vraiment très chouette... Ce qui me renvoie immanquablement à certains constats évoqués dans les articles anglo-saxons, notamment à propos de l'inspiration que le jeu peut provoquer. Au cours de ces années de campagne avec mes élèves, j'ai pu voir opérer des développements de comportements spécifiques au jeu de rôle ; coopération, altruisme, réflexion commune face à un problème donné, sens du partage (par exemple pour optimiser les chances de survie du groupe), travail d'élocution, acquisition de vocabulaire, entre-aide selon les capacités de chacun (matheux, littéraire etc.). Il y avait, au sein de groupe, un joueur quelque peu timide qui a su s'épanouir et finalement s'affirmer. Ainsi que j'ai pu le dire, tout ceci résulte d'un constat à postériori ; je n'avais absolument pas réfléchi à l'idée d'expérimenter et d'analyser les effets de cette expérience ludique. Mais aujourd'hui, je suis intimement convaincu que cette activité peut beaucoup apporter pour le développement des enfants, adolescents et adultes. Les possibilités sont vraiment très grandes et il m'a semblé toucher du doigt quelque chose de puissant. Au gré de mes lectures sur ce sujet - et cela déjà depuis pas mal de temps -, je suis de plus en plus convaincu du bienfait du jeu dans la construction de l'individu, et pas seulement le jeu de rôle. Aujourd'hui, j'en suis à réfléchir à l'ouverture d'un club au sein de mon établissement ; mais la crise sanitaire actuelle freine considérablement le processus de mise en place. Quoi qu'il en soit, je suis acquis à cette idée de pouvoir aider les adolescents à se construire et s'affirmer par le jeu et j'attends avec impatience une amélioration notable de la conjoncture pandémique dans laquelle nous nous trouvons pour tâcher de donner vie à ce dessein.

   Voilà. J'en ai fini avec ce billet un peu long sur un sujet passionnant. Au bout de cette réflexion/observation, je suis étonné de la tournure qu'a pu prendre la perception du jeu de rôle dans nos sociétés ; passer d'une suspicion satanique à un véritable outil pédagogique, il faut bien reconnaître que c'est assez fort... !


Pour l'heure... A l'aventure Compagnons et soyez sur vos gardes !


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