samedi 13 mars 2021

The Game That Changed Everything

Du témoignage pour...

...l'Histoire de notre hobby


   Nos personnages ont beau vivre des aventures palpitantes, toucher à la magie (comme artisans ou bien comme victimes), affronter des créatures toutes plus fabuleuses ou horribles les unes que les autres, amasser des monceaux d'or et de pierres précieuses, détenir des objets aux pouvoirs magiques incommensurables, ils restent le fruit de nos imaginations débordantes et, par leur caractère impalpable, finiront aussi par disparaître...

L'héritage

   Le côté joueur de l'espèce humaine (cet Homo Ludens défini par Johan HUIZINGA) génère des passions dont le propre est de nous faire perdre un certain sens des réalités (au moins le temps du jeu). Or, entre 2008 et 2009 - en plein essor de la vague O.S.R. -, les trois « Géants » de notre hobby nous ont quittés, endeuillant la communauté rôliste et nous rappelant combien notre existence reste précaire. Ces trois grands piliers fondateurs sont Gary GYGAX (mars 2008), Bob BLEDSAW (avril 2008) et Dave ARNESON (avril 2009). Le P.D.G. de l'éditeur FROG GOD GAMES, Bill WEBB, les a définis - dans un très bel hommage introductif au Megadungeon Rappan Athuk - de la manière suivante. Pour lui, Dave est celui par qui tout a commencé, en ce sens qu'il a été celui qui a théorisé les principes ludiques du jeu de rôle sur table. Bob est le visionnaire du trinôme ; celui qui va - le premier - façonner un monde réellement vaste allant bien au-delà des environs de Blackmoor ou bien de Greyhawk (la cité-Etat) avec ses Wilderlands of High Fantasy (qui, je le rappelle, correspondent en superficie à l'espace du pourtour méditerranéen !). Quant à Gary, il est un conteur émérite - qui saura produire d'excellentes aventures - et aussi un architecte hors pair, ce qui lui vaudra le surnom d'homme des Dungeons. Il est donc évident que l'ensemble de la communauté rôliste doit absolument tout à ces trois hommes. Dès lors, les honneurs rendus à chacun ont fait naître des échanges, parfois houleux, à propos de la paternité de telle ou telle idée et autre conception. Il est donc apparu assez vite, avec la disparition de ces « Géants », la nécessité de documenter l'Histoire de notre hobby afin de réaliser un récit précis et juste de sa genèse. Ainsi, en 2012, Jon PETERSON publie Playing at the World, véritable somme sur l'histoire du jeu de rôle, tandis qu'en 2019 sort le documentaire Secrets of Blackmoor qui, lui, est plutôt axé sur le développement du concept (glissement du wargame vers le jeu de rôle ; ici).

Le devoir de mémoire

   C'est avec cet état d'esprit qu'un des témoins majeurs des débuts de Dungeons & Dragons a décidé de transmettre son propre témoignage. Ceci est tout à son honneur car il est une source de première main et, agissant de la sorte, il évite bien des errements aux futurs historiens du jeu... ! C'est ainsi que Robert J. KUNTZ a commencé à publier des ouvrages à caractère historique tels que Dave Arneson's True Genius ou The Red Book : Merlynd the Magician. Sa dernière publication en date est donc The Game That Changed Everything.

La première de couverture avec le château de Blackmoor...

   A la fois par curiosité, par souhait d'apprendre davantage sur la genèse de notre hobby et tout autant par déformation professionnelle (forcément, en tant qu'historien !), je n'ai pu résister à l'acquisition d'un exemplaire de ce nouvel opus. Nous allons donc découvrir ce que recèlent ces pages qui viennent documenter judicieusement la construction historique du jeu de rôle de manière générale et de Dungeons & Dragons en particulier.

   Je trouve que la démarche de Robert J. KUNTZ est singulièrement pertinente car elle permet d'obtenir et de conserver un témoignage provenant d'une source directe. Bien évidemment, cela reste soumis à la qualité des souvenirs, mais il semblerait que Robert J. KUNTZ bénéficie d'une excellente mémoire. Par ailleurs, la précision de sa plume ne souffre aucune ambiguïté, ce qui fait donc de ce document une pièce pour le moins importante. Il est utile, aussi, de rappeler que Robert était un ami de Gary et qu'ils se sont rencontrés par le biais des wargames en 1968 ; Gary considèrera qu'il aura « adopté » Robert en 1972...

Petite présentation physique

   Ce document n'est pas un livre, ni même un livret d'ailleurs ; non, il s'agit plutôt d'un fascicule. Il comprend 12 pages dont deux desservent les première et quatrième de « couverture ». La similitude avec les modules de la « grande époque » de T.S.R. est frappante (cf. l'illustration ci-dessus) ; Robert J. KUNTZ allant même jusqu'à utiliser un logo pour sa maison d'édition (T.L.B. Games) qui soit très proche du « Magicien » de T.S.R. Le corps du texte est rédigé avec une police de caractère qui est équivalente à celle du Player's Handbook et se trouve agrémenté d'illustrations reprises çà et là en provenance d'autres publications. Quant à la dernière page, celle correspondant à la quatrième de couverture, elle est une copie conforme des produits T.S.R. ; on y voit une illustration et une petite liste des autres articles qu'il est possible de se procurer chez T.L.B. Games. Ces derniers sont classés en trois catégories : modules, posters (notamment avec des fac-similés de cartes et autres plans) et publications à caractère historique. Les dimensions de ce petit opus sont celles du standard U.S. Personnellement, j'aurais apprécié - pour un clin d'oeil bien prononcé - une couverture cartonnée amovible, exactement comme ce que nous pouvions trouver à l'époque avec les modules commerciaux de T.S.R. ; mais ce n'est qu'un fantasme de joueur invétéré... Bien qu'ayant acheté ce document, je suis tout de même estomaqué par son prix élevé ($ 15.00) ; c'est exactement le même prix que pour l'ouvrage concernant Dave ARNESON, mais celui-ci fait 72 pages ! Qu'on ne se méprenne pas, je ne me plains pas (sinon je n'aurais pas fait la démarche d'en acquérir un exemplaire), mais il me semble que c'est tout de même exagéré.

Relation d'une soirée hivernale

   Robert J. KUNTZ entreprend donc de nous relater ce qui s'est déroulé au cours de cette incroyable soirée de novembre 1972. Il a fait le choix de nous raconter cela non pas de manière factuelle et distante, mais plutôt à la manière d'un ami qui vous rapporte les évènements comme il les a vécus. Grâce à son style, nous pouvons imaginer et vivre les différentes scènes ; c'est un peu comme si l'on regardait le premier épisode de Stranger Things (enfin, c'est l'effet que cela m'a fait !). Sans reprendre à la lettre son exposé, je vais évoquer simplement les actions qui ont marquées - de façon durable - le monde ludique.

   Nous sommes donc en novembre 1972, à Lake Geneva. Un évènement extraordinaire va se jouer dont les protagonistes sont Gary et Ernie GYGAX (ce dernier ayant 13 ans alors), Robert J. et Terry KUNTZ (Terry étant le frère aîné de Robert) - ces quatre là se connaissent et gravitent dans le même univers ludique - et Dave ARNESON accompagné de David MEGARRY. Les deux derniers ont fait la route depuis Minneapolis (cinq heures de route et près de 550 kilomètres !). L'objet de cette visite est une partie test pour la présentation d'un nouveau concept de jeu qui est déjà pratiqué depuis près d'an et demi par le groupe de joueurs des Twin Cities.

   Pour ce faire, Dave ARNESON endosse le rôle du meneur de jeu et David MEGARRY choisit délibérément de rester en retrait (mais il interviendra de manière ponctuelle) afin que les nouveaux joueurs puissent véritablement découvrir ce jeu en étant totalement investis dans la partie. Au cours de cette soirée, Gary et ses amis vont apprendre à leurs dépens ce que recèle la fameuse auberge « The Comeback Inn », puis ils vont explorer les tréfonds du château de Blackmoor (pour lequel David rapportera au groupe la rumeur d'un Vampire ayant élu domicile dans les souterrains), ils y affronteront un Troll, verront un des leurs (le personnage de Terry) se faire carboniser par une boule de feu lancée par un puissant Magicien, fuiront le terrible donjon, seront confrontés au délicat dilemme de savoir où se cacher (le village risquant d'être dévasté par le Magicien qui les poursuit avec sa horde), adopteront la sage décision de sauvegarder les villageois en prenant la poudre d'escampette dans la nature, croiseront un groupe de quatre Balrogs (!!!) au cours de leurs pérégrinations bucoliques, esquiveront cette infortunée rencontre, trouveront une grotte dans laquelle se cacher mais découvriront que celle-ci est habitée par une tribu d'Ogres composée d'une quinzaine de membres et concluront cette épique promenade à l'aide d'une fort belle ruse pour venir à bout des terribles Ogres... Ouf ! Pour une découverte, ce fût intense ; c'est le moins que l'on puisse dire.

   Mais, l'équipe de joueurs embraya sur une autre partie test, celle du jeu conçu par David MEGARRY, le fameux Dungeon ! La maîtresse des lieux, Mary GYGAX (la première épouse de monsieur), interviendra au cours de cette session de jeu de plateau car il se fait tard et le jeune Ernie a très largement dépassé le temps qui lui était imparti... Grâce à l'intervention opportune de son père, l'adolescent pourra poursuivre et c'est ainsi que l'équipe au complet rendra les armes vers deux heures du matin. Le temps que tout ce petit monde se couche, il sera alors trois heures... Six heures plus tard, Dave et David reprennent la route pour Minneapolis et Robert revient chez son ami Gary pour discuter de ce qu'ils ont vécu durant la nuit. La suite, vous la connaissez...

Du jeu oldschool

   La lecture de cette relation, à elle seule, synthétise l'esprit du jeu oldschool, la sève de l'O.S.R. On y trouve tous les composants de ce qui a fait palpiter les joueurs de l'époque et ceux qui cherchent à retrouver cette ambiance de nos jours. L'introduction, dans la fameuse « The Comeback Inn », amène d'emblée un exercice de réflexion. Pas de combat, mais déjà un effort intellectuel pour trouver une solution au problème proposé par le D.M. Ensuite, on trouve le concept d'exploration des non moins fameux Dungeons, l'idée de circulation de rumeurs (le vampire de Blackmoor), des combats avec quelques récompenses à la clé (pour le cas présent, il s'agissait d'une épée magique), des risques létaux avec un adversaire puissant tel que ce Magicien qui a littéralement rôti l'un des aventuriers, de la peur lors de la fuite effrénée dans les couloirs du castel - il est amusant de noter que Robert J. KUNTZ en parle comme de la véritable crainte, les joueurs étant véritablement immergés dans l'aventure - , des cas de conscience, des rencontres aléatoires, du jeu en extérieur et, pour conclure, de la ruse avec les moyens du bord pour venir à bout d'un problème donné.

   Ce que ces hommes ont vécu durant cette soirée historique n'est ni plus ni moins que la quintessence du Jeu de Rôle : réflexion, exploration, mort, sensations, introspection et conscience, rencontres aléatoires et débrouillardise mêlée d'intelligence. Il me semble que le tour de force que vient de réaliser M. Robert J. KUNTZ est celui de la brillante synthèse de ce qu'est le Jeu de Rôle dit « oldschool ». Il faut aussi garder à l'esprit qu'à l'époque, Dave ARNESON n'a que quelques pages de « règles » et que l'essentiel vient de l'improvisation. Nous sommes vraiment très loin des jeux plus modernes qui remplacent les actions des joueurs (y compris leur réflexion) par des jets de dés... Rien que pour ça, ce document mérite qu'on le lise. Au final, je me félicite d'avoir fendillé ma tirelire pour acquérir un exemplaire de ce petit opus par son physique, mais ô combien important par son éclairage et sa composante historique.

Pour en finir avec ce changement notable

   Alors oui, le monde du jeu va être bouleversé par ce qui s'est passé durant cette nuit de novembre 1972 à Lake Geneva ; et cela pour notre plus grand plaisir. Je dois aussi rendre hommage à Robert J. KUNTZ pour cette entreprise de collection à caractère historique. Son travail est d'un éclairage pertinent et extrêmement humain. Je vous assure qu'en lisant ce fascicule, j'ai véritablement voyagé dans le temps et retrouvé ces sensations qui m'ont ému à l'époque où j'ai découvert le Jeu de Rôle. Un grand merci à l'auteur pour ce moment de bonheur. Je ne peux que conseiller aux collectionneurs, curieux et autres historiens (du jeu) que de lâcher quelques dollars pour ce document ; ils ne le regretteront pas !



   Et pour l'heure... A l'aventure Compagnons !



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